Gouverner par le chaos

Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le conseiller du Prince ne débatte plus d'idées à une tribune ou dans un livre, mais s'occupe de stimuli-réponses dans un laboratoire.

La politique est devenue l'art d'automatiser les comportements sans discussion, de façon à réduire un groupe de sujets à un ensemble d'objets.

Plus que le façonnage de l'opinion, elle poursuit la reconfiguration des populations dans le sens d'une standardisation accrue et d'une meilleure prévisibilité des comportements, de façon à réduire l'incertitude des conduites de ces populations.

Mais pour parvenir à ses fins, à savoir la construction d'un système social totalement sûr et prévisible, l'ingénierie sociale des pays développés n'a pas eu d'autre choix que de considérer l'humain comme moins qu'un animal : comme un simple objet plastique et à disposition pour le recomposer à loisir.

La réécriture d'un réel qui ne convient pas aux prévisions est un autre aspect de cette chimère de prédictibilité. On n'est plus une communauté fondée sur le réel, pour laquelle les solutions émergent de l'étude judicieuse de la réalité discernable. Désormais quand les pouvoirs politiques agissent, ils créent leur propre réalité.

Il y a une aspiration à un contrôle total du réel, donc une réification générale, une transformation des sujets en objets, du vivant en non-vivant. Le réel étant, selon la définition de Lacan, « ce qui ne se contrôle pas », l'ingénierie sociale vise donc ni plus ni moins qu'à abolir le réel.

À nos jours, on ne répond plus aux réactions du peuple, mais on les crée carrément, afin d'avoir toujours un coup d'avance sur lui.

On a l'impression d'un paysage informationnel décentralisé et non concerté, d’une réalité ressemblant au réel, mais qui est fondamentalement univoque et consensuelle, et d'où le réel a été en fait évacué.

La vie à l'état naturel pose problème au pouvoir car il y a toujours en elle quelque chose qui échappe au contrôle. La réécriture intégrale du réel pour en fournir une version mieux contrôlée, perfectionnée, est donc non seulement l'horizon de tous les pouvoirs politiques depuis l'avènement des sociétés de masse, mais également le fil conducteur de tous les grands utopistes, qui se sont toujours mis spontanément au service du Prince : de Platon aux transhumanistes, ils ont tous cherché à réduire l'existence à un gigantesque « Sim City », un vaste processus automatisé, univoque, d'où la contradiction et l'incertitude ont été évacuées.

En l'occurrence, le risque d'extinction que ce Nouvel Ordre mondial fait peser, non seulement sur l'humanité, mais encore sur toute forme d'intelligence, est le plus grave que l'Histoire ait jamais connu. Car ce n'est pas tel ou tel groupe humain que le mondialisme cherche à exterminer, mais l'espèce dans son entièreté, et encore au-delà, la simple capacité à l'articulation intelligible d'un discours signifiant.

Un autre aspect de l'ingénierie sociale c'est l'art de désorganiser les groupes, l'art d'atomiser, de morceler, de fragmenter les collectifs, donc l'art d'instiller de l'individualisme.

Aujourd'hui on vit dans une décohésion provoquée, parce qu’un groupe disloqué ou juste incapable de s'organiser n'est plus en mesure de soutenir telle idée ou telle valeur.

L'architecture sociale commande aux idées, qui commandent aux comportements, qui construisent la réalité : dépolitiser et désorganiser sont ainsi strictement synonymes de faire entrer dans la consommation et le Spectacle.

Toutefois ce mensonge est fragile et ne repose que sur le bluff et le crédit que nous lui accordons. Cessons d'y croire, cessons d'obéir et le réel apparaîtra : le roi est nu. Les auteurs de l'ingénierie sociale savent bien au fond d’eux qu'ils reposent sur le mensonge. Inconsciemment, ils nous demandent de les ramener à la raison. Ne nous privons pas. Ils nous remercieront à la fin.

 

Edité par Massimo Alberti

 

Pour approfondir :

Lucien Cerise, Gouverner par le Chaos, Max Milo

Jacques Ellul, Propagandes, Economica

Jacques Ellul, L’Illusion Politique, La Table Ronde


Apocalypse du Progrès

Ce soir on va aborder le sujet du mythe du progrès confronté à l'intemporalité de la religion chrétienne.

Après cet événement néo-pélagien qu'a été la Révolution française, l'idée d'un progrès linéaire et inéluctable s'est installée dans la mentalité courante. La religion ne semble être qu’une étape dépassée du chemin de l'homme vers l'âge adulte. On croit au progrès, comme à une sorte de religion laïque.

L’idéologie du progrès se fonde sur une confiance aveugle dans la science et la technique, transformées de moyen à fin et élevées au rang de métaphysique. Hypnotisé par les changements technologiques, le monde les a pris comme une épreuve de l'évolution du genre humain : le mythe du progrès peut être vu comme le produit de l'idolâtrie de l'homme envers ses propres inventions.

Mais le changement accéléré qui s’est installé aujourd’hui nous révèle la futilité de cette croyance, dont le principe fondateur est la déception, l'attente toujours insatisfaite.

Comme le souligne Benoît XVI : « Un Progrès qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine matériel. À l'inverse, dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n'y a pas de possibilité équivalente d'additionner. (...) La liberté présuppose que, dans les décisions fondamentales, tout homme, chaque génération, est un nouveau commencement.»

Le Progrès-croyance, qui a pris forme et contour au XIXe siècle, est devenu presque marginal aujourd'hui. Dès la première guerre mondiale le doute s'est installé. Les découvertes scientifiques et techniques ont servi alternativement à améliorer la condition humaine et à la faire détériorer.

L’histoire elle-même s'est chargée de vider le mythe du progrès de sa substance. Paradoxalement, il a créé une société vouée à la régression.

Ce que nous appelons « Progrès » n'est rien d'autre que le passage du mystère chrétien à la contradiction moderne : le mystère du libre-arbitre et de la grâce ; la contradiction entre démocratie et déterminisme.

Cette coexistence n'est pas pacifique, loin de là. Elle est même conflictuelle : deux visions ont fait deux Cités.

Certes, sa force d'inertie est encore considérable. Les nouvelles technologies, bonnes ou mauvaises, utiles ou non, s'imposent par le marché et la publicité. La finance rend ses arbitrages, indépendamment du bien commun, sans même le prétexte de celui-ci. L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits.

Toutefois, nous sommes en train de sortir d'une culture chronologique pour revenir au présent éternel de Saint-Augustin, où tous le temps sont présents simultanément dans la conscience humaine, centrée à nouveau sur la continuité.

L'une des caractéristiques de la religion est de placer le quotidien sur un fond supratemporel, de façon à combler la soif de sens de l'être humain.

Le mythe barbare du progrès n'a pas eu affaire à la nature intemporelle de l'esprit humain, qui est à la base de toute civilisation. Il ne pouvait durer qu’un battement de cil de l'histoire. Maintenant, nous allons redécouvrir que notre avenir ne dépend que de nous.

 

Massimo Alberti

 

Pour approfondir :

Pierre de la Coste, Apocalypse du Progrès, Perspectives Libres