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Comment est-il né ce livre ?
Ce livre est né à partir de recherches que j’ai faites pour une conférence au Cercle de l’Aréopage, qui organise des dîners-débats à Paris, annoncés sur son site Internet (www.cercleareopage.jimdo.com).
J’ai voulu donner une synthèse accessible de la pensée italienne sur le sujet de la Tradition, en m’appuyant sur des auteurs réputés comme Amerio, De Mattei, Casini e autres.
Je précise que les miens sont des sujets de réflexion et que c’est l’autorité de l’église qui doit trancher sur ces questions.
En quoi se différencie ce livre par rapport à d’autres ouvrages sur la Tradition ?
Sans m’arrêter sur des arguments déjà bien connus par les tradis, j’ai essayé d’apporter des contributions nouvelles, basées sur des recherches soignées et solidement argumentées.
Je pense qu’il est important, pour être missionnaires de la Tradition dans une Europe déchristianisée, d’approfondir nos arguments et de les ancrer à des aspects observables par tout le monde, de façon à proposer un message crédible et compréhensible.
En fait, on peut constater que les arguments contre la Tradition manquent souvent de profondeur, de logique et de cohérence. Je crois qu’aimer la Tradition signifie aussi être ancrés à la réalité, accueillir le réel.
Pouvez-vous me donner un aperçu des sujets traités dans le livre ?
J’essaye d’abord de démontrer la fausseté du mythe d'un progrès linéaire de l'humanité, qui a encore une grande emprise sur les esprits.
On est conditionnés à penser que la Tradition est quelque chose de presque exotique, que nous avons laissée derrière nous ; sa relance ne serait qu'une tentative futile de s'opposer aux conquêtes de la modernité et de remettre en arrière les aiguilles de l'horloge de l'histoire.
Cependant, avec un regard attentif, nous pouvons discerner l'alternance cyclique de deux civilisations : l'une basée sur le commentaire d'un texte sacré, et l'autre dépourvue de tout texte, fondée sur le culte de la critique.
Les cycles sont millénaires. Après la décadence de l'époque hellénique, la victoire sociale du christianisme rétablit une civilisation du commentaire. Après mille ans, avec la Renaissance et la Révolution Française, l'histoire tourne à nouveau dans le sens contraire.
Aujourd’hui, la condition du monde rassemble à celle de la civilisation déclinante du quatrième siècle : la dissolution de la société, le divorce, l'avortement, le gigantisme de l'administration, avec en plus la suprématie de la technique ayant amené la vie humaine à une artificialité généralisée, qui est en train de supplanter tous les processus naturels à partir de la procréation.
Quels sont à votre avis les changements le plus importants dans l’église de ces décennies ?
On note d’abord une prééminence donnée au Saint Esprit, qui semble comporter une dévaluation implicite du Verbe : on proclame l’avènement prochain de la civilisation de l'amour, qui aura pour conséquence l'annulation de la loi dans l'amour. On arrive à opposer l'esprit à la loi, qu'on voudrait typique d'une humanité dépassée et contraire à l'esprit de l'Évangile. La prééminence de l'amour sur la loi est à la base de l'attaque portée dans l'Église contre la loi naturelle, qui est le fondement de la vie morale. À une loi immuable il a été substitué une morale de situation et de gradation, et la notion de salut individuel a été absorbée dans celle de salut communautaire.
On constate aussi un enthousiasme imprudent envers le progrès technique, comme si la domination de la réalité mondaine était la tâche du genre humain.
Saint Pie X avait reconnu que l'esprit de l'homme moderne est l'esprit d'indépendance, qui se dédie complètement à la création et tend à sa propre divinisation. C'est le phénomène du « christianisme secondaire », qui date du XIXe siècle et essaye de réduire la religion à un fait purement terrestre, à un moyen de civilisation.
Il y a une urgence de s'adapter à la pensée moderne, qui conçoit la réalité comme une pure historicité. La vérité est conçue comme un produit social : il n'y a pas de principes ni de valeurs qui transcendent l'histoire, tout naît de la conscience collective. La conscience humaine n'est plus soumise à aucune règle et devient créatrice et autorégulatrice.
Au même temps on note un phénomène apparemment contraire, qu’on pourrait définir l’archéologisme de la foi : récemment s'est manifestée une urgence arbitraire de récupérer le Kérygme, la foi de l'Église des origines, qu'on présume effacée par deux millénaires de latinité. On prétend par exemple que la simplicité et la pauvreté de la liturgie auraient été falsifiées par le grégorien, le latin et le faste sacré.
Par conséquent, les chants et les peintures sont refaits à l'échelle de l'enfance, symbole de l'humanité nouvelle sans histoire ; on bâtit des églises qui rappellent des tentes ; tout doit rappeler l'architecture industrielle, point de coïncidence entre le primitif et le fonctionnel. En fait, cette dérive archaïsante a un but catégorique : se jeter sur la Tradition.
Que pensez-vous de l’oecumenisme ?
L’oecumenisme traditionnel, qui postule le retour des non catholiques à l’église, est sans doute positif et à encourager.
Toutefois, selon l’idée actuelle d’œcuménisme, toute religion serait porteuse de vérité. Le christianisme ne serait que l'une des formes historiques dans lesquelles se réaliserait la religion naturelle universelle. Le nouvel œcuménisme passe de la sphère religieuse à la sphère de la citoyenneté, et confond l'unité des religions avec la Babel humanitaire.
En fait, la religion catholique n'est pas le résultat de la pensée naturelle des nations, mais a une base surnaturelle qui ne peut pas venir de la nature humaine.
Il n'est pas possible de concilier l'idée de pluralisme, typique de la politique moderne, avec celle de vérité dogmatique, comme si l'Église était une communauté administrative.
Le nouvel œcuménisme croit pouvoir atteindre l'unité des chrétiens par le biais de méthodes pragmatiques de négociation : l'union devrait être atteinte non pas à travers des conversions individuelles, mais suite à l'accord de grands corps collectifs, les églises.C'est une conception typique des esprits pratiques et non pas des hommes de foi.
Il y a à cet égard un précédent historique intéressant, celui du décret d’Aulu-Gelle. Aulu-Gelle, était un proconsul en Grèce, qui croyait possible de faire cesser les controverses des philosophes en les convoquant à un concile : il pensait pouvoir mettre de l'ordre dans les idées comme il le faisait dans l'administration.
En réalité, on ne peut pas manier les idées comme les affaires, et toute discussion théologique qui fait abstraction de la logique ne peut que conduire à des unions purement nominales.
On prêche d'atteindre l'union par le biais de la conversion personnelle des croyants, appelés à approfondir leur propre foi, mais au même temps on la remet à la décision d'une élite de théologiens sans la participation des fidèles.
Les conséquences de ce pluralisme sont importantes : d’abord la cessation des retours à l'Église catholique, qui ont baissé considérablement, mais aussi les missions rendu vaines : si les nations ont dans leur propre religiosité la vérité qui sauve, l'action missionnaire ne devient qu'alphabétisation, hydraulique, agronomie, c'est-à-dire la civilisation et non pas la religion.
Selon la vision humanitaire prédominante aujourd'hui, il existerait seulement des besogneux et non pas des pécheurs, et il suffirait de leur donner de la nourriture pour obtenir d'eux la vertu.
Pensez-vous que la catéchèse actuelle nie les dogmes ?
Au lieu d'une négation ouverte, on utilise contre le dogme l'arme de l'oubli : on pose l'accent sur certains aspects de la doctrine pour en laisser d'autres dans l'ombre. Le péché est aboli au nom de de l'esprit de liberté et d'amour ; le dogme de l'infaillibilité du Pape est couvert par la vérité du magistère collégial des évêques ; les vérités révélées par la recherche dialogale.
Il semble de discerner une dérive vers une tribalisation égalitariste des chrétiens, qui pourra être atteinte seulement après avoir éclipsé l'aspect hiérarchique, juridique et philosophique de l'Église, de l'Écriture et de la Tradition apostolique, comme définies dogmatiquement par le Magistère.
Quelles sont vos opinions sur la liturgie ?
L'esprit du Concile était en faveur du pluralisme, ce qui entraîna d'abord l'abandon de l'unité de la langue latine, qui était la langue propre de l'Église. Cette réforme contredit les textes conciliaires mêmes, ainsi que la Veterum Sapientia de Jean XXIII et la lettre apostolique Sacrificium Laudis de Paul VI.
On assiste à une fragmentation, une nationalisation et même à une individualisation de la liturgie : les rites changent de diocèse en diocèse, dans la langue et même dans les gestes, selon le principe de l'expressivité nationale.
Comme l’affirme Romano Amerio, cette perte de l’unité cultuelle pourrait favoriser la naissance d’églises nationales, toujours souhaitées par les ennemis de l'Église, conscients que division et destruction ne seraient pour elle qu'une seule chose.
En outre, lL'abandon du latin trahit un manque d'estime envers les fidèles, considérés comme grossiers et indignes d'être élevés à la perception de valeurs excellentes, même poétiques, et capables seulement de comprendre ces valeurs dans une forme dégradée.
a nouvelle liturgie n'exprime pas le mystère transcendant mais les sentiments avec lesquels les fidèles le perçoivent. Son essence est le mobilisme des sentiments humains qui font pression pour s'exprimer et imprimer à la liturgie les différentes mentalités et habitudes des gens.
Dans les nouvelles liturgies créatives, on échange la vie pour la vivacité, les mouvements et la variation, tandis que vivre est d'abord durer dans l'identité, rester le même dans le temps.
Une autre motivation fréquemment apportée pour la nécessité de la réforme est la référence à la pauvreté. Cependant, Saint François même, qui recommandait la pauvreté absolue à ses frères, voulait que les cérémonies s’illuminassent de splendeur.
En fait ce paupérisme, qui rejette la beauté du culte et qui consiste en une accolade purement humaine avec le monde, pourrait être le premier pas vers une Église qui se veut purement spirituelle, ou plutôt purement émotionnelle, et qui rejette toute structure institutionnelle.
Que pensez-vous de l’unité de l’église dans le futur ?
Un aspect important de cette période est la désunion dans l'Église, visible dans la désunion des évêques entre eux et avec le Pape. Ce qui la produit est le désistement de l'autorité : on dénonce les erreurs mais souvent on ne les condamne pas. On l’a vu, par exemple, avec la pratique de recevoir la communion dans la main : elle a été introduite abusivement en France et puis étendue à toute l'Église.
L'incertitude de la loi provoque d’abord des cas de pouvoir discrétionnaire, et après un véritable désir d'indépendance. À tout affaiblissement de l'autorité correspond toujours l'émergence de l'arbitraire et de l'anarchie.
Une autre cause de l'affaiblissement du lien de l'unité c’est le régime collégial. La collégialité ne tient pas en compte le principe le plus important de tout l'art politique, qui demande une autorité d’autant plus forte que le nombre des sujets est importantet que le complexe à gouverner est différencié, comme le déclara Paul VI même en 1964.
Cette démocratisation est en contradiction avec la constitution divine de l'Église. L'Église n'est pas une communauté civile qui se donne son propre gouvernement : elle est fondée sur l'autorité du Christ, qui vient avant la communauté.
Les résultats de cette situation sont les nombreuses sécessions, des Églises roumaine, ruthène et chinoise ; sécessions toutes motivées par le refus de l'autorité centrale et par le propos fallacieux de garder la dogmatique et l'éthique catholique tout en devenant indépendants de cette autorité, de garder l'unité après avoir rejeté le principe de l'unité.
La fragmentation qui règne désormais dans les milieux ecclésiaux même traditionnels ne doit pas donc étonner : « ils ont frappé le Pasteur et le troupeau s'est dispersé » (Zr. 13, 7). On se rend compte de la nécessité du centralisme romain sans lequel des forces désintégratrices tendent à émerger.
Quel est selon vous le futur de l’église ?
Une conjecture possible sur le futur de l'Église est celle exprimée par Paul VI : l'Église continuera à s'ouvrir et à se conformer au monde, c'est-à-dire à se dénaturer, mais sa substance surnaturelle sera préservée et sa fin surnaturelle continuera à être poursuivie fidèlement par un petit reste du troupeau de Dieu. Il y aura une expansion trompeuse de l'Église qui continuera à se diluer dans le monde, à laquelle correspondra une contraction progressive d'une petite minorité qui semblera insignifiante et en déclin, mais qui contiendra le témoignage indéfectible de la foi
Quelle est la tâche des tradis face à cette situation ?
La tâche devant nous est de reconstruire le sens commun de la Tradition jour après jour, de façon à lui redonner de la splendeur.
Le problème n'est pas tant d'affirmer la vérité ou de condamner les erreurs sur le plan théorique, mais de faire en sorte que dans les corps de l'Église la vérité se répande de façon capillaire. On peut reconstruire la Tradition avant tout avec une œuvre catéchétique sur l'exemple de Saint Pie X, pour diffuser la foi aux plus humbles, en commençant par les enfants.
La réflexion théologique et doctrinale sera longue et le travail devra être patient. La religion catholique n'a pas une dimension purement humaine, et pour cette raison elle enseigne que les blessures de l'Église se guérissent en nous soignant nous-mêmes: pour convertir un monde qui n'adore pas, il faut des personnes qui adorent ; pour corriger un monde impénitent, il faut des personnes qui fassent pénitence ; pour parler à un monde qui n'obéisse pas, il faut des personnes qui obéissent.
La Contre-Réforme l’a démontré : les ordres religieux qui se sont faits instruments de la renaissance, des Capucins aux Barnabites, sont issus tous de chrétiens conscients qui n'auraient rien changé s'ils s'étaient limités à prêcher la vérité sans d'abord l'avoir pratiquée dans la charité et l'ascèse.
Si les hommes connaissaient la puissance de leur âme quand elle est en montée constante vers Dieu, les vicissitudes du monde cesseraient même de les irriter.
On entend souvent objecter que la Tradition a été reléguée dans le domaine individuel et n'a plus une force communautaire. Mais la Tradition même garantit qu'à chacun est donné ce qui lui sert pour atteindre le niveau de perfection qui lui convient, et le malaise pour le manque de moyens spirituels communautaires équivaut à la présence de ces mêmes moyens.
L'action divine même emmène à faire toucher le fond du mal pour remonter au sommet du bien : la Tradition, bien qu’elle soit opprimée depuis la fin du XVIIIe siècle, survit d'une façon clairement miraculeuse, qui devrait prouver sa nature intangible dans les vicissitudes de l’histoire.
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« Une haute culture n’est jamais l’effet d’une haute politique. Mais à l’inverse une haute politique est toujours l’effet d’une haute culture »Friedrich Nietzsche
Les transformations techniques, les ruptures mentales induites par l’usage de plus en plus effréné de la technologie, l’entrée dans la mondialisation ont contribué à profondément bouleverser
notre rapport aux lettres à la culture. Derrière ce qui peut apparaître comme une frénésie de consommation culturelle, se cache en réalité une misère culturelle de moins en moins dissimulable et
de plus en plus manifeste. L’illettrisme et l’inculture sont tels que certains en viennent même en penser que la culture est définitivement morte en Europe. Dans « Règles pour le parc humain »,
Peter Sloterdijk diagnostique ainsi la fin de l'humanisme lettré. Même s’il convient de ne pas tomber dans le catastrophisme, il est clair qu’un certain nombre d’enquêtes récentes et de résultats
statistiques ont de quoi alarmer. Le rapport aux lettres comme du reste le rapport aux arts et à la science est de plus en plus compromis. Il n’est pas imaginable de penser que demain
surviendront des sociétés dans lesquelles – comme dans la vision cauchemardesque décrite dans Fahrenheit 451 – il n’y aura plus de lettres et où tous les livres auront été brûlés. Pire on peut
parfaitement imaginer la survenue d’une société dans laquelle les livres seraient certes conservés – au moins sous forme de fichiers numériques – mais où il n’y aurait plus personne pour les
lire.Le danger qui nous guette de ce point de vue n’est sans doute pas tant la disparition du support livre lui-même que celle des conditions propices à l’exercice de la lecture et au décryptage
des œuvres. Dès à présent, le rapport aux lettres apparaît largement problématique pour nombre de nos concitoyens.Nombre d’entre eux lisent moins d’un livre par an et plus nombreux encore sont
ceux qui lisent moins d’un livre par mois. Comme le suggère une expression française lourde de sens, il se pourrait qu'il y ait à l’avenir de plus en plus de lettres mortes. Déjà, avec le
hurlement sauvage et sadique de l'argent du capitalisme tardif, tout ce qui faisait jadis le charme des salons et de l’univers lettré a disparu – plaisir de la conversation, élégances mondaines,
art de la table, bel esprit, codes aristocratiques, art de la correspondance … - Même par rapport à un passé plus récent, les transformations subies par le monde des lettres ces dernières années
ont été considérables. La phase industrielle qui avait caractérisée en particulier le XIXe siècle et la première moitié du XXe – avec l’émergence de la presse à grand tirage, des prix
littéraires, des maisons d’édition, du livre de poche – renvoie désormais à une époque lointaine et révolue. L’éclipse des petites maisons d'édition, des magazines littéraires et philosophiques,
n’a d’égal que le misérable état matériel de nos enseignants.Nous assistons à une dévalorisation générale du rapport aux lettres et par suite à un déclassement social sans précédent du lettré.
Des personnes qui il y a un siècle encore auraient fait figure de princes de l’esprit oud e références intellectuelles et morales et que l’on serait venu consulter avec respect et componction
font figure aujourd’hui de déclassés et de parias.Ce renversement des valeurs traduit une très grave crise de l’esprit. Il est le corollaire du triomphe de l’argent qui caractérise l’actuelle
société d’hypercapitalisme financiarisé. Le rapport au temps qu’il contribue à inverser, la suppression des médiations, l’accès immédiat et quasi instantané qu’il donne à l’argent et aux plaisirs
qui sont censés aller avec sont autant d’éléments qui ont contribué à inverser le fonctionnement traditionnel de nos sociétés et à rompre le pacte séculaire que celles-ci avaient conclu aussi
bien avec ses membres qu’avec la nature elle-même. Il en est résulté une inversion des rapports existant traditionnellement à l’intérieur de l’ordre du savoir, de l’avoir et du pouvoir. Dans
chacun de ces domaines, l’ordre naturel a été inversé et la pyramide mise tête en bas. Les plus ignares gouvernent les plus savants. Les plus paresseux et les plus faibles exercent un chantage
permanent à l’encontre des plus courageux ou des plus nantis. Enfin, les fausses élites – celles qui ne vivent que par le vice, le mensonge et la prédation – dictent leur loi aux vraies élites –
celles qui fondent leur conduite sur les valeurs de noblesse, de courage et de dévouement.Pourtant il existe des raisons d’espérer. Le triomphe des puissances d’argent ne durera sans doute pas
indéfiniment arrogant et la faillite annoncée du capitalisme financier annonce peut-être un retour de l'humain. L’humanité est ainsi faite que c’est toujours dans les périodes de crise
qu’elle a su trouver l’énergie nécessaire au salutaire rebond. Comme le rappelle avec raison Georges Steiner « C'est dans les abris, sous le Blitz, à Londres, qu'a repris la lecture massive des
classiques. Les grandes valeurs tiennent notre conscience en vie. Le kitsch ne peut pas les remplacer. Dans des temps très difficiles, nous pourrions revenir aux grandes œuvres. Jamais lessalles
de concert et les musées n'ont été aussi fréquentés. Il existe donc des raisons d’espérer. »
Pour autant, il convient de rester lucide sur la gravité de la situation présente. Rarement le vide intellectuel aura été si manifeste. Rarement l’inculture aura été aussi sidérale. Même aux
pires heures de l’empire romain décadent on n’avait pas connu cela. Il faut remonter aux pires heures de la domination mérovingienne ou des conquêtes huniques pour voir le spectacle de la
barbarie et de l’inculture s’étaler avec tant de force et tant d’ostentation. Les signes contraires ne manquent pas. L'inculture est assumée, voire revendiquée, y compris dans les couches
les plus élevées de la société. La télévision et la Toile saturent l'existence. C'est très inquiétant, particulièrement en France, où la vie de l'esprit a toujours été très politique, très
publique, très exemplaire. Une grande partie de la perte d’identité de la France et du sentiment de malaise ressenti année après année par les Français vient incontestablement de là. De ce
rapport désacralisé à la connaissance et de ce nivellement des valeurs qui rend indiscernables le pur chef d’œuvre et l’immonde torchis.Cela dit, ces technologies qui miment la tradition
classique pourraient aussi être de très grands outils de dissémination pédagogique. Par internet, n'importe quelle petite école peut accéder aux plus grandes œuvres. Les pays asiatiques sont les
premiers à avoir su tirer le parti de cette situation nouvelle et tirer toute le bénéfice de ce contexte nouveau. On voit ainsi année après année débarquer sur le marché du travail de jeunes
indiens ou de jeunes chinois nourris de haute littérature, pratiquant à merveille les arts européens – musique, peinture, architecture –, excellant dans les disciplines scientifiques les plus
difficiles. Des élèves qui allient souvent à une authentique puissance de travail d’époustouflantes qualités d'intelligence, d'enthousiasme, de puissance créatrice.
Ces élèves ont pour caractéristique commune de ne pas avoir renoncé au savoir ni aux pédagogies traditionnelles. Leur système d’apprentissage est fondé sur la mémoire. Mieux que d’autres, ils ont
compris que sans la mémoire il ne saurait y avoir de culture. En ce sens, ils sont peut-être les vrais descendants des européens – les vrais continuateurs de la Grèce et de Rome. Les Grecs
avaient en effet vu toute l’importance de la mémoire. Ce n’est du reste pas un hasard s’ils en avaient fait la mère de toutes les Muses. Ils savaient que ce qu'on ne peut pas apprendre par
cœur, on ne le connaîtra jamais profondément, on ne l'aimera jamais assez.
La France a connu des périodes où la culture était une religion. Après avoir chassé les prêtres et banni le culte catholique, elle a crû trouver dans cette conservation artificielle mais en soi
louable du passé un ersatz de foi. Las ! Ce temps lui-même semble définitivement révolu. Aux antipodes du vieux fonds catholique de ce pays qui interdisait de parler d’argent à table et faisait
des valeurs d’humilité, de courtoisie, de pudeur et de respect les principes premiers de toute vie en société, la génération 68 a ouvert grand les vannes de la grossièreté – Hara Kiri, l’immonde
ancêtre de Charlie Hebdo ne se définissait-il pas comme le journal bête et méchant ! – et laisser partout déferler le culte de l’immonde et le spectacle de la vulgarité. Partout triomphent
l’argent et la pornographie.La haine viscérale professée par les élites de ce pays contre le Christ et tout ce qui, de près ou de loin, peut évoquer le christianisme, s’est traduit de
manière très logique par une exacerbation des comportements païens les plus ignobles, par un culte toujours renouvelé rendu au veau d’or et par une déconsidération sans borne de tout ce qui
faisait la marque du courage. Longtemps célébrés les héros antiques ont été assassinés une seconde foi et relégués une bonne foi pour toutes dans les poubelles de l’histoire. En lieu et place des
héros et des saints, on nous somme d’adorer des idoles – qui portent bien leur nom – dont la cuistrerie et la veulerie n’ont d’égale que l’imbécillité et l’inculture. Dans ce schéma d’inversion
total les premières victimes du processus d’inversion ont été les personnes dépositaires de l’aura sacrale : prêtres, religieux, lettrés, professeurs, soldats…Dans un enchaînement parfaitement en
phase avec ce qui constitue la logique d’inversion de la modernité, tous ceux qui étaient dépositaires d’un peu d’autorité ont été diffamés et raillés puis neutralisés, évincés et parfois exclus
même de la société.Comment s’étonner dès lors que les professeurs ne disposent plus d’autorité. Leur émasculation est inscrite dans l’ADN même du logiciel postmoderne. Dans les années 50, il eût
été impensable qu’un élève contestât la parole d’un professeur. L’enseignant était roi en son royaume et le jury, selon l’expression consacrée, était souverain. Il existait une différence
substantielle, ontologique serait-on presque tenté de dire entre le maître et l’élève, entre le détenteur du savoir et celui qui n’en était au mieux que le quémandeur. Il arrivait à certains
professeurs en entrant dans la classe de dire à leurs élèves comme pour mieux marquer cette différence : « Messieurs, c'est vous ou moi. » C’était sans doute un peu rude dans la forme mais tout
était dit sur le fond.Revenir à cette discipline mentale supposerait de revenir sur 50 années d’inversion psychologique, mentale, anthropologique et culturelle. De s’imposer une discipline
physique et une ascèse mentale dont les élites en place ne veulent à aucun prix, qu’une large partie de la population redoute et dont l’immense majorité des masses se révèle tout simplement
incapable. De changer fondamentalement les paradigmes sur lesquels nous avons laissé bâtir nos sociétés depuis 50 ans.Chose d’autant plus difficile que le pouvoir est aujourd’hui aux mains de
ceux qui ont précisément appliqué avec méthode ces principes destructeurs durant 50 ans et dont le succès illustre aux yeux de la jeunesse le triomphe cynique en quelque sorte. Rappelons que les
deux produits qui engendrent la plus grande circulation d'argent du monde sont la pornographie, les armes et la drogue. Les chiffres d’affaires des mafias qui contrôlent ces marchés se chiffrent
à des centaines de milliards d’euros. Considérer que la libre diffusion de ces poisons constitue l’avenir radieux promis par la modernité et la loi ultime du progrès c’est scier la branche même
sur laquelle nous sommes assis. L’entreprise de reconquête du pouvoir et de la culture passera nécessairement par la mise hors d’état de nuire de ces réseaux mafieux dont le triomphe est une
insulte quotidienne aux règles mêmes du bon sens et du droit. Elle passera par une lutte sans merci – à l’image de celle qu’avait engagée en son temps Eliot Ness contre Al Capone – pour mettre
hors d’état de nuire les chefs de gangs et autres trafiquants de drogue. Elle passera par un combat sans merci contre tous ceux qui, ouvertement ou tacitement, directement ou insidieusement
tentent de minimiser la gravité de ces actes ou d’en réduire la portée sociale, se rendant ainsi complice d’un système qui assure le triomphe du plus cruel, du plus rusé et du plus pervers.La
tâche est immense on le voit. A la hauteur du défi.
David Mascré
Interview de Georges Steiner parue sous le titre « Steiner : Spinoza, Harry Potter et moi », Le Point n°1845, 4 janvier 2008.